La Chine en 2049
UNE CHRONIQUE
d’Alain Lemasson
(Capital.fr le 17 avril 2020)
La Chine peut-elle dépasser les États-Unis ?
Le cap est clair, la Chine ambitionne de dépasser les États-Unis en 2049, année du centième anniversaire de la mort de Mao Zedong.
On peut s’interroger sur le réalisme d’un tel défi, tant sont grands aujourd’hui les écarts entre les deux pays. Certes les progrès économiques réalisés en une décade par l’ex-Empire du Milieu sont immenses et beaucoup se feront encore dans les vingt neuf années à venir. Mais tout laisse également penser que parallèlement, la formidable machine technico-financière des États-Unis ne va pas s’arrêter, bien au contraire.
La détermination des dirigeants chinois parait néanmoins inébranlable et on ne voit pas en quoi les problèmes sanitaires du moment pourraient altérer la marche en avant de la Chine.
Des centaines de millions de Chinois sont sortis de la pauvreté et dans plusieurs secteurs, l’industrie atteint les standards internationaux. De nombreuses entreprises chinoises rivalisent avec les gafas américaines, soulignant au passage le retard européen dans le numérique. Et de la Route de la Soie à la prise de contrôle discrète des entreprises étrangères, c’est tout un arsenal de moyens qui a été déployé.
Deux éléments sont toutefois susceptibles de faire échouer le pari des dirigeants chinois, la fin de la passivité du peuple chinois et le retard de la Chine dans le domaine du soft power.
La découverte de la liberté
Le plus étonnant dans la politique intérieure chinoise est certainement la liberté de voyager accordée aux habitants. Une liberté qui contraste avec les multiples contrôles et restrictions qui pèsent sur la vie quotidienne en Chine.
On imagine sans mal l’intensité des discussions au sein du Politbureau avant ce choix risqué consistant à donner à des millions de personnes la possibilité de découvrir ce qu’on pourrait appeler le « goût d’ailleurs ».
De simples touristes qu’étaient les premiers voyageurs, les Chinois qui voyagent visitent à présent de plus en plus ceux d’entre eux qui se sont établis à l’étranger, et notamment les étudiants expatriés en Europe.
Les dirigeants chinois ont peut-être sous-estimé le choc que représente pour ces jeunes étudiants l’immersion progressive dans notre mode de vie. Leur intégration en France notamment se passe plutôt bien au début car notre manière d’enseigner est en tous points semblable à ce qui est de rigueur en Chine. Le professeur parle, les élèves notent, c’est le règne du par cœur, générateur en France comme en Chine de l’anxiété de la note, d’isolement et de timidité, mais ponctué aussi de victoires, de satisfactions et d’une vie estudiantine finalement assez agréable.
L’aisance linguistique venant, ces étudiants découvrent progressivement les aspects pour eux inattendus de la vie dans la société française, et la comparaison inévitable avec la Chine survient alors.
La critique politique ouverte et quasi quotidienne en France de l’action gouvernementale étonne d’abord, mais suscite ensuite réflexions et interrogations.
Et un jour, sans raison particulière se produit une forme de révélation. Ils comprennent tout à coup ce que liberté veut dire.
Cette angoisse sourde qui habite chaque habitant de la Chine et qui n’est jamais nommée, le sentiment d’une surveillance diffuse, la peur de n’être pas dans la norme implicite, ne sont plus là. Ils prennent conscience du poids des non-dits de la vie de tous les jours en Chine.
On imagine dès lors le danger potentiel pour les dirigeants chinois d’une diffusion générale d’un nouvel état d’esprit dans la population chinoise, et en filigrane la fin de la soumission politique.
Ces dirigeants semblent n’avoir pas pris la mesure de ce danger. Les témoignages de leurs propres enfants, étudiants privilégiés dans l’univers cosmopolite des meilleures universités américaines les ont peut-être conduits à sous-estimer le problème.
Le défi du soft power
Il n’est pas du tout impossible que la Chine dépasse un jour les États-Unis dans le domaine militaire ou industriel, deux composantes importantes du hard power. En revanche, rattraper les États-Unis dans le domaine du soft power parait autrement difficile.
Le softpower américain s’exprime de multiples manières, au premier rang desquelles figure la langue, naturellement. Et derrière la langue, c’est toute une culture qui a fait mouche dans le monde entier et touché la sensibilité de millions de personnes. La littérature américaine, les innombrables productions de Hollywood et des studios Disney ont envahi l’espace imaginaire mondial.
Au-delà des péripéties politiques du moment, le mythe puissant de l’Amérique est solidement ancré dans le monde. Un mythe appuyé sur les valeurs phares que sont la liberté, une forme de bienveillance aussi, que n’altère pas une réelle brutalité.
Cette image éminemment positive de l’Amérique a marqué durablement de nombreuses générations et il faudrait pour la ternir plusieurs présidences désastreuses consécutives, ce qu’on ne peut souhaiter.
On est donc ici à des années-lumière de l’image de la Chine d’aujourd’hui dans l’esprit des habitants de la planète. La langue, fascinante mais hélas opaque impose un long apprentissage, et le contenu des médias traduits est très encadré. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer qu’il en soit autrement, dès lors que la diffusion de la culture dans l’enseignement chinois s’effectue aujourd’hui sous le strict contrôle du pouvoir central.
Il parait ainsi illusoire de concevoir qu’en moins de vingt ans la Chine puisse rattraper son retard dans le domaine crucial du softpower. La condition préalable à cela serait l’allègement du contrôle des libertés individuelles. On s’en approchera peut-être.
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