gafas
UNE TRIBUNE
d’Alain Lemasson
(Les Échos le 19 août 2020)
Des gafas européennes ENVOYÉ 170820
Engager le fer contre Amazon, Google et autres gafas pour dénoncer leurs abus dans le domaine fiscal ou éthique est naturellement souhaitable. Mais tout aussi important, sinon plus, est de nous interroger sur les raisons de notre propre absence des sommets de l’industrie numérique mondiale. Cette industrie vitale échappe chaque jour un peu plus, mais il n’est jamais trop tard, l’Europe se doit de tout mettre en œuvre pour réduire sa dépendance des gafas américaines ou chinoises et conquérir sa souveraineté à cet égard.. Le retard européen a plusieurs causes. La première et la plus immédiatement perceptible est l’insuffisance du système financier européen, très en deçà de son concurrent américain. Mais c’est tout autant au niveau culturel que se situent les vraies racines du défi qui nous est posé. L’essor des gafas s’inscrit en effet dans le contexte d’une culture d’entreprise, d’un système d’éducation et d’une conception du rôle de la puissance publique fort différents de ce que nous connaissons en Europe. Le rôle de la finance La finance irrigue l’économie comme jamais auparavant. L’époque de l’autofinancement et du crédit bancaire rois est révolue car les volumes et surtout les risques pris dépassent les capacités. L’heure est à l’approvisionnement des entreprises en fonds propres, ce qu’on appelle le capital risque. Des centaines d’entreprises nouvelles ont poussé ces dernières années sur le sol européen. Le schéma de la réussite est celui de ces startups nombreuses qui ont franchi les étapes successives du love money et des business angels et parviennent au seuil rêvé des 20-30 millions d’euros de valorisation. Faute de trouver des financements plus importants pour continuer leur développement, elles se font alors « gober » par les grands groupes. Le problème est que la culture des startups n’est pas miscible dans celle des grands groupes, aussi « modernes » soient-ils. L’esprit startup et le goût du risque disparus, les ailes de la startup sont coupées. L’argent susceptible de d’investir à ces niveaux et au-delà est pourtant bien présent, porté par une épargne considérable en Europe. Faute des circuits adéquats, il s’investit pour une large part en dehors de nos frontières. Ce qui manque à l’Europe ce sont de très grandes banques, présentes sur tout le territoire européen et capables de capter cette épargne. Le modèle à suivre est celui de leurs puissantes concurrentes américaines, disposant des ressources nécessaires pour identifier et sélectionner en tous lieux les entreprises de toutes tailles en recherche de fonds propres. En situation de quasi-monopoles, ces grandes banques ont su créer des milliers de fonds d’investissement qui sont les réceptacles actuels d’une large part de l’épargne mondiale. Le facteur culturel Il faut saluer les créateurs de startups européennes innovantes, qui ont su imposer un mode de management plus réactif. Le mélange des formations et des itinéraires de ceux qu’ils recrutent est une des clés de leur créativité. Nous devons faire en sorte que cet esprit entrepreneur se multiplie, ce qui impose de porter une attention nouvelle à notre système d’enseignement. Il nous faut ainsi reconnaître que plusieurs pays ont de meilleurs résultats que la France par exemple en matière de formation des ingénieurs, un domaine où nous avons longtemps cru en notre supériorité. Un jour ou l’autre, nous devrons amender le système mono-culturel et rigide des Grandes Écoles, un système qui ne favorise pas l’esprit d’entreprise des étudiants, et crée de surcroît des barrières sociales et intellectuelles contre-productives dans les entreprises. C’est ainsi un double chemin, financier et culturel, que la France et l’Europe doivent suivre pour conquérir une indispensable souveraineté dans le domaine numérique. Le marché européen des capitaux et le programme Erasmus en sont les esquisses prometteuses. |