En campagne pour Kerry, un Français dans l'Ohio.
Paris, été 2004. « Jeune » retraité intéressé par la campagne présidentielle américaine, je découvre sur le site de John Kerry un appel aux bénévoles et décide de tenter ma chance. La probabilité que je sois accepté est sans doute assez faible, mais je considère qu’il y a là une opportunité unique de découvrir l’ « Amérique profonde » tout en apportant ma petite pierre militante. Après tout, je dispose à présent de cette chose merveilleuse, le temps.
Quelques jours après, à ma grande surprise, arrive par mail l’annonce de mon affectation à Columbus, Ohio. Par prudence, je vérifie en téléphonant que ma qualité de Français ne pose pas de problème. Acheter un billet d’avion bon marché, réserver une voiture et un hôtel sont de nos jours d’une simplicité désarmante.
I like Kerry, I hate Bush
Arrivé à Columbus, je me rends directement au bureau de campagne démocrate, installé chichement dans les locaux du syndicat de l’acier, près d’une aciérie désaffectée. A l’intérieur, une cinquantaine de personnes dans une ambiance de ruche. Le responsable des « travelers », les volontaires venant d’un peu partout aux Etats-Unis, m’accueille gentiment. Questionné sur ma motivation, je lui dis : « I like Kerry, I hate Bush » et raconte brièvement les circonstances qui m’ont conduit là.
La nouvelle de l’arrivée du Français se répand comme une traînée de poudre. Il y a alors un défilé de gens qui viennent me voir. Qui je suis, pourquoi je suis là, etc… Et je découvre un échantillon de l’Amérique. L’alerte octogénaire retraité du State Department côtoie le jeune patron en congé d’une start-up californienne.
J’ai l’impression que tout le monde téléphone. Il me faut un peu de temps pour comprendre comment tout cela fonctionne. Il y a en gros deux sortes de volontaires. Les volontaires à plein-temps restent au bureau pour des tâches fonctionnelles ou le travail de propagande au téléphone. Les volontaires occasionnels sont envoyés sur le terrain pour le porte-à-porte. Ce que moi je vais faire n’est pas encore très clair.
L’homme pivot du dispositif est un pasteur californien d’une soixantaine d’années, ex-permanent du parti démocrate. C’est lui qui reçoit, jauge, affecte et « briefe » les volontaires du jour. Il accepte gentiment ma demande de prendre place à ses côtés pour observer les choses.
Les gens vont sur le terrain par paire. Le but n’est pas de faire assaut d’éloquence militante dans chaque foyer. Il s’agit plus prosaïquement de pointer des noms sur une liste. Vérifier que les électeurs habitent bien à l’adresse indiquée. Demander ensuite comment ils pensent voter. Si la personne vote démocrate, ne pas perdre de temps. Simplement lui suggérer d’être volontaire pour faire du porte à porte comme vous. Et surtout lui rappeler d’aller voter. Proposer le cas échéant un bulletin de vote par correspondance ou un véhicule accompagnateur le jour du vote. Si la personne vote républicain, demander si le conjoint, vote démocrate. C’est souvent le cas en effet! Enfin si la personne n’est pas décidée, lui demander quel est son sujet de préoccupation. La sécurité, l’éducation, la retraite, etc... Et selon la réponse, proposer qu’un expert du parti rappelle. C’est alors qu’interviendront les volontaires « statiques » au téléphone.
Mon « copain » pasteur me garde une heure ou deux à ses côtés. Et finalement il me propose de partir moi aussi faire du porte à porte. "To go canvassing" comme on dit. Il me présente mon partenaire, Jerry, genre éternel étudiant déluré. Tous deux nous écoutons les dernières recommandations. Surtout éviter le piège des conversations sympathiques qui consomment un temps précieux.
Porte-à-porte en banlieue de Columbus
Mon rêve se réalise. J’ai néanmoins l’impression curieuse de passer un examen. Dans la voiture j’explique à mon partenaire que je souhaite le suivre un peu avant de me lancer moi-même. Nous sommes dans la banlieue résidentielle de Columbus. Notre lieu d’ affectation est une longue rue qui serpente entre des pavillons pas très cossus. Mon « mentor » a choisi pour mes débuts un quartier qui me parait plutôt paisible. Il n’empêche que j’ai le trac du débutant. Fébrilement, je griffonne sur mon calepin les phrases d’introduction utilisées par mon partenaire.
A la quatrième porte il me dit. « Bon. On se sépare. Tu commences en face et on se retrouve au bout de la rue. Tout ira bien. A tout-à-l’heure. »
Mon doigt n’est pas très assuré lorsque j’appuie sur ma première sonnette. Une grand-mère apparait. Je débite mon discours en jetant de fréquents regards sur mes notes. "Hello, my name is Alain. I have been out campaigning for John Kerry. I've just talked to your neighbours. Are you Mrs...." Hello je m'appelle Alain. Je fais la campagne de John Kerry. Je viens de parler à vos voisins. Est-ce que vous êtes bien Madame...?
Et les choses vont très vite. Non elle ne connait pas le nom que j’ai sur ma liste. Elle-même habite là depuis un an. Elle vote Républicain et son fils aussi. Consciencieusement je marque des croix dans les emplacements appropriés de mon questionnaire. Et très gentiment la grand-mère me dit au revoir. A la deuxième porte pas de réponse. A la troisième, un Démocrate. Oui il ira voter. Non il ne peut pas être bénévole. Je commence à me détendre.
Une heure après et un demi km plus loin, mon discours est rôdé. Je repère mon partenaire beaucoup plus bas dans la rue. Au fil du temps, je constate à quel point les Américains ont la bougeotte. Et leur gentillesse. Pas une fois je n’ai eu à cocher la colonne DS « door slammed » -porte claquée au nez. Aucun ne m’a questionné sur mon accent. Il est vrai qu’il y en a de toutes sortes par ici.
Au retour je suis épuisé mais euphorique. Mon partenaire et moi nous racontons les anecdotes du jour. Je lui propose d’aller déjeuner. Il me dit qu’il y a tout ce qu’il faut au bureau. Effectivement, dans un coin, un amoncellement de pizzas et de gateaux suintants. Et du coca à volonté. Je suis tellement content que je dévore mon repas sans faire attention au papier gras et aux gobelets en carton. Il est vrai que cela me rappelle les réunions mensuelles au siège de mon ancienne société à Chicago, où le buffet alimenté en permanence faisait partie du décor. Et puis je me sens maintenant intégré. Je fais partie de cette vaillante armée de volontaires.
Ainsi passeront les premières journées de mon court séjour.
Week-end en pays Amish
Arrive le week-end. J’hésite à continuer ma “routine” à Columbus ou à faire un peu de tourisme. J’ai très envie d’aller voir le pays Amish, à une centaine de km de là. J’observe que mes nouveaux amis démocrates ne sont malheureusement pas très disponibles en dehors de leur activité militante. Mes propositions d’aller dîner ensemble sont restées lettre morte.
A cela plusieurs raisons. Tous sont là à leurs frais. La plupart loge chez l’habitant. Et puis les journées sont longues. Mon copain diplomate, tenté par un dîner fin, y renoncera finalement. J’opte pour le tourisme. J’apprendrai plus tard que la sœur de John Kerry, francophone, est passée en mon absence. Je ne regrette rien, la découverte du pays Amish valait bien le déplacement.
Karl Rove, stratège de Bush
Fin Octobre je suis de retour à Paris. Dans les jours qui suivent le vote, je reçois une pluie d’emails desespérés de mes amis américains. La nouvelle de la victoire massive de Bush est tombée comme un coup de massue. Il a même remporté l’Ohio, en dépit de la campagne acharnée des milliers de bénévoles démocrates!
A quelques temps de là je découvre ce que je pense être l’une des clés de la victoire républicaine. Par la voix de Karl Rove, le maitre-à-penser de Bush, qui révèle en détails dans une interview les secrets de la campagne républicaine. Et là je tombe de haut. Je découvre que les Républicains ont pensé la campagne présidentielle de manière professionnelle bien avant son démarrage officiel. Qu’ils ont élaboré une stratégie et une méthode rigoureuse. Qu’ils ont segmenté et ciblé leur électorat avec une précision diabolique. Défini les messages à faire passer en fonction des cibles et en fonction des médias utilisés.
Le professionalisme des Républicains
Un exemple tout simple. Les bénévoles démocrates, dont j’étais, étaient pratiquement envoyés dans le flou à partir des listes d’électeurs vieilles de quatre ans, donc à peu près obsolètes étant donné la mobilité de la population américaine. J’ai moi-même constaté l’important déchet, et le temps perdu à constater que les électeurs avaient changé d’adresse. Comme les Démocrates, les Républicains ont fait appel aux bénévoles dans l’Ohio, mais avec une efficacité beaucoup plus grande.
Ils ont tout simplement acheté des listes plus récentes, établies par des instituts de consommation ou des organismes de cartes de crédit. Des listes actuelles, donnant par ailleurs toute sortes d’information sur le profil des consommateurs. Le travail des bénévoles républicains, ciblé en fonction des profils, était beaucoup plus efficace. Ce n’est pas une affaire d’argent, John Kerry ayant grâce à Internet amassé un trésor de guerre sans précédent. C’est une affaire de méthode.
La manifestation la plus étonnante de ce professionnalisme apparait dans le contenu de la campagne. La différence de choix des messages est éloquente. Dans l’ultime phase de la campagne, les Démocrates ont mis en avant les thèmes de société, ceux-là mêmes qui étaient inscrits sur mes fiches: l’assurance maladie, la sécurité, la retraite, le budget. De leur côté, les Républicains ont tout simplement fait monter la pression sur le thème des valeurs. Un thème qui touche aux tripes, choisi dès l'origine.
Une campagne mûrie pendant quatre ans
Karl Rove explique que la campagne de réélection a démarré le jour de l’intronisation de Bush par un choix stratégique simple: fidéliser l’électorat conservateur de base sans chercher la conquête du centre. La méthode comportait deux volets. Un volet « interne », visant à contrôler systématiquement l’impact sur la réélection de chaque décision gouvernementale, de chaque nomination ou de chaque projet de loi. Un volet « externe » consistant à miser sur les croyants conservateurs. A séduire une à une, progressivement, les instances dirigeantes des principales religions de mouvance catholique. Pour ajuster en permanence le discours et les actes de Bush en fonction des sensibilités des fidèles. Et utiliser le moment venu les réseaux ainsi créés comme outil de campagne.
L’application de ce plan a été diabolique. Par un savant usage de la communication maladroite de John Kerry et du mensonge sans scrupule, ils ont démoli les meilleurs atouts de Kerry. En faisant croire qu'il était en faveur du mariage homosexuel, ils ont fait habilement monter la pression dans leur électorat dans la phase ultime de la campagne et convaincu les plus hésitants de se déplacer pour aller voter.
Il apparaît ainsi que la victoire sans appel de Bush a été le résultat d'un travail complexe, magistralement orchestré et ne laissant place à aucun amateurisme.
"Les Républicains, c'est ma famille"
Pour se convaincre de l’efficacité de la méthode, cette anecdote. Mes hôtes sympathiques en pays Amish, -eux-aussi trouvés par Internet- étaient par hasard Républicains. Le premier soir, nous écoutons un moment Fox News, la chaîne pro-Bush et anti-française. Après l'émission nous discutons de la campagne. Mon hôte me dit: "Tu sais Alain, je me doute bien qu'on nous raconte un peu n'importe quoi, à la télévision et ailleurs. Moi-même je devrais être sensible au discours social de Kerry étant donné mon faible niveau de retraite et de couverture médicale. Mais que veux-tu, les Républicains, c'est ma famille".
Envoyé aux Echos - Réponse : "trop long"