8-CGT
UNE CHRONIQUE
d’Alain Lemasson
(Capital.fr le 17 décembre 2019)
Un syndicat trop puissant ?
L’adhésion sans faille des adhérents, une stratégie de communication subtile et un noyautage efficace des rouages sensibles de l’économie, telles sont en première lecture les caractéristiques du syndicat français le plus actif sur le front de la grève.
Ajoutons à cela la complicité objective de nombreux « penseurs » philosophes, économistes et sociologues opposés au capitalisme, et la croyance soigneusement entretenue que les conflits sociaux sont dans l’adn des Français. Voilà les données de la formidable équation que ce gouvernement essaie de résoudre, comme d’autres avant lui.
Une fonction sociale positive
Connais ton opposant, dit le proverbe. La force du premier acteur du chaos est sans doute d’abord dans la solidité du « contrat » qui relie l’organisation à ses adhérents. Un pacte faustien en quelque sorte. « Futur adhérent, nous t’apportons la solidarité d’une organisation attentive à tes besoins, nous te formons tout au long de ta vie. Nous te donnons une existence sociale. Grâce à nous, tu deviens quelqu’un, tu es respecté, tu acquiers une dignité. En contrepartie, tu obéis à nos directives, tu manifestes quand nous demandons de manifester, tu bloques quand nous te demandons de bloquer.»
Il faut mesurer l’immense pouvoir de séduction de ce pacte auprès de nombreux français que les circonstances de la vie ont placé à dix-huit, vingt ans en bas de l’échelle. Notre système éducatif est ainsi fait qu’il n’y a pas de seconde chance. Rater la porte du brevet ou du bac, ne pas aller au bout d’une formation professionnelle sont sans recours.
Il y a en France des milliers de personnes, ouvriers, employés ou fonctionnaires, positionnés dès le départ en dessous de leur potentiel. Et ce retard se maintient dans la vie professionnelle. A la différence des entreprises américaines ou allemandes, on donne rarement sa chance au candidat sans diplôme, quand bien même ses qualités sont reconnues.
Double visage, double langage
Pour servir ses objectifs, ce syndicat a mis au point une communication complexe. Son déclassement en seconde position dans certains secteurs, et même la faible représentativité du syndicalisme en France, ne le desservent pas, loin de là. Ils lui permettent au contraire de dissimuler sa véritable puissance.
L’élément le plus efficace à cet égard est une forme de double visage. Au niveau local, le travail est positif. La coopération effective avec les patrons d’usines et les préfets permet de résoudre de très nombreux problèmes d’emplois et de reclassement. De manière presque silencieuse, sauf lorsqu’il s’agit de sujets montés en épingle, les exceptions. A l’opposé, le discours national, est brutal et sans concession. L’ennemi est désigné clairement, le capitalisme et l’État complice. Le double message est clair, protection des faibles sur le terrain local, désignation de l’ennemi de classe au plan national.
Une grande capacité de nuisance
La force du syndicat sur la scène sociale ne serait rien en l’absence de sa capacité de nuire, qu’il a su gérer et adapter au fil du temps. Ce n’est plus le nombre des grévistes qui compte, mais leur concentration dans les endroits sensibles des entreprises. On peut bloquer un train s’il manque un seul membre du personnel de bord. On peut bloquer le trafic ferroviaire d’une région géographique en bloquant tel ou tel atelier de réparations ou centre de contrôle. On peut bloquer le trafic aérien en mettant en grève une demi-douzaine de contrôleurs. On peut bloquer la presse écrite au niveau des organismes de diffusion. De même pour la télévision ou la radio. Un reportage télé implique la participation d’un nombre minimum de techniciens. En l’absence de l’un d’entre eux, le reportage ne se fait pas.
Et la liste est longue, des dockers à la distribution du courrier, de la production à la distribution de l’énergie, ou aux télécommunications. Cette situation de vulnérabilité de l’économie est l’héritage de l’après-guerre, un héritage qui a sa logique. Nous en supporterons encore longtemps les conséquences.
La puissance de l'argent
On peut enfin se poser la question du nerf de la guerre. Pour faire tout ce travail l’argent, beaucoup d’argent est nécessaire. Pour affréter les cars des manifestants, faire vivre les grévistes, et assurer le fonctionnement de la machine centrale, ses conseillers, ses avocats et fiscalistes.
Périodiquement les médias français s’emparent du sujet. On découvre que des abus sont commis dans certains comités d’entreprise, voire des actions illégales. On parle de l’argent de la formation professionnelle, des milliards qui s’évaporent dans d’innombrables sociétés de conseil ou de formation. Il est vrai que ce sujet est géré par plusieurs syndicats, dont le syndicat patronal. On peut imaginer que certains accords sont discrètement négociés. A chaque révélation, une émotion fugace est créée dans l’opinion, puis tout rentre dans l’ordre.
Ajoutons à cela le rôle particulier de l’enseignement, selon lequel les conflits sociaux sont des facteurs d’évolution incontournables dans notre pays. Sauf qu’il n’y a pas de fatalité à cet égard, et l’objectivité commanderait de dire aussi aux élèves comment les choses se passent ailleurs. Quid des avancées sociales en Suède, quid de la négociation instituée au coeur des entreprises allemandes. Et dire surtout qu’aucune autre formation syndicale en Europe n’a le pouvoir exorbitant de paralyser un pays entier.
La négociation plutôt que la conflictualité
Il serait peut-être temps d’amender les théorèmes de la lutte des classes et de la conflictualité utile développés dans les manuels, et de préciser que la défense légitime des revendications ne peut se confondre avec le chantage d’une minorité.
Nous nous devons malgré tout de rester optimistes, d’un optimisme qui repose sur une observation de bon sens. Notre pays se classe en sixième position mondiale au niveau de son PIB. On imagine le surplus de développement que permettrait un dialogue social apaisé, un dialogue où le rapport de force découlerait de la représentativité plutôt que de la violence des propos et des actes. Instiller une dose raisonnable d’optimisme dans l’esprit des nouvelles générations est un combat qui doit être mené.
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