2515
Immortalité
Nous sommes en 2515 et nous avons tué la mort naturelle. Le rêve de l’humanité qui nous a précédés. C’est une remarque récente de mon grand-père qui m’a fait prendre conscience de l’existence d’un « avant ».
En fait je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce que pouvait être une vie brève. Comme tout le monde, j’ai appris à l’école qu’à une certaine époque les gens mourraient, tôt ou tard certes, mais sans exception. Ceux qui mourraient tard passaient par un processus dit de vieillissement. Un vieillissement traduit par un changement d’apparence et la diminution progressive des forces intellectuelles et physiques. Bref un effacement de la vie, long et souvent accompagné de souffrances.
Je ne connais pas l’âge de mon grand père. Je sais seulement qu’il a trente deux ans. Je veux dire, … nous avons tous trente-deux ans. Il y a plusieurs siècles, trois je crois, il a été décidé que 32 ans était l’âge idéal. Donc le développement physique des hommes et des femmes a été bloqué à cet âge. Pour cela, nous passons chaque année un examen médical « réel ». Réel en ce sens que cet examen complète le contrôle automatique permanent de nos fonctions physiologiques, réalisé grâce aux micro-capteurs biologiques implantés en nous dès notre naissance. L’examen réel est destiné à faire l’analyse approfondie des informations glanées l’année écoulée, mais pas seulement. A partir de trente ans, c’est aussi le moment d’une première « ionisation moléculaire », laquelle inhibe progressivement le processus de vieillissement des cellules. En trois étapes, le vieillissement est bloqué. De façon irréversible, je crois.
J’étais allé rendre visite à mon grand-père paternel, comme je le faisais régulièrement. Ce grand père m’a toujours intéressé car il vit entouré de livres. Je sais bien-sûr ce qu’est un livre, grand-père m’en a d’ailleurs offert un. Bien en évidence chez moi il suscite parfois étonnement et questions de la part de mes amis.
Ce jour-là, donc, nous avions eu une conversation passionnante. il m’a dit : - Tu sais, quand même, j’aurais bien aimé me connaître « vieux ». Voilà la fameuse phrase qui m’avait tellement intrigué. - Te connaître vieux ! Tu veux dire, avec ton âge véritable, un âge que je ne connais même pas, d’ailleurs. - Non, pas mon âge véritable, bien que je ne sois pas très âgé, avait-il dit en riant. Mon âge vrai c’est quatre-vingt douze ans, un âge affreux à cette époque. Je voulais dire plus jeune, disons, cinquante ou soixante ans. - Mais pourquoi ? - Par curiosité, en fait. J’ai beaucoup lu sur les temps qui ont précédé le nôtre. Des romans, des essais philosophiques, des biographies. Des livres de religion aussi. Tous écrits il y a bien longtemps, à ces époques où les gens mourraient. Il me semble que la perspective de la mort certaine donnait aux hommes d’alors une vision des choses bien différente de ce que nous connaissons aujourd’hui. Comment te dire, intense d’un côté, oui, très intense, et marquée aussi par la peur et la tristesse de savoir qu’un jour on ne va plus vivre. C’est le côté positif, le côté intense qui m’intéresse. Et aussi de savoir en quoi les changements physiques modifiaient le rapport des gens entre eux et donc la vie en société.
Ça, je ne le connaitrai jamais, ajouta-t-il avec un sourire, car il faudrait que tout le monde autour de moi revienne à l’ordre ancien. Tu vois, mon intérêt premier, ce qui m’intéresse le plus est ce surcroît de vie et d’envie. L’envie de narguer la mort par un accomplissement, une réalisation de soi.
Il marqua une pause pour me servir, nous servir un verre de jus de fruit. -Et puis autre chose. Tu sais qu’il y a bien longtemps les hommes s’entretuaient, parfois à grande échelle. Tu l’as appris à l’école… Oui je l’avais appris, mais pas retenu. Cela m’était apparu comme quelque chose d’abstrait, une curiosité d’un autre monde, vite chassée de mes préoccupations. -Et donc curieusement, alors que tous savaient qu’ils allaient mourir, ils éprouvaient quand même le besoin de mourir ou de faire mourir avant l’heure. -Parce que normalement, ils ne savaient pas quand leur mort allait survenir ? -Non. Les gens mourraient par maladie ou par le vieillissement biologique des cellules de leur corps, et les deux étaient imprévisibles. -Mais ça devait être insupportable… -Et ce n’était pas supporté, coupa-t-il en souriant. Le besoin de tuer a été pendant longtemps une revanche sur le destin, sur la main invisible du destin. -Tu veux dire que dans notre système de vie, de vie sans fin, le besoin de tuer n’existe plus ? -Non. Enfin, encore un petit peu, statistiquement insignifiant. Et comme on sait le détecter, il est facile de l’annihiler avant même que la personne ne s’en rende compte. -Mais c’est incroyable !
Et nous avons continué notre discussion sur ce sujet. Enfin, plus exactement, mon grand-père faisait de longues réponses aux questions que je lui posais. -Mais au fait grand père, trente deux ans, c’est obligatoire ? Il n’y a pas d’exceptions ? Tu pourrais demander une dispense et passer à cinquante ans ? -Je pense que ce serait possible, mais probablement sans retour, m’avait-il dit en souriant. On pourrait bloquer à nouveau mon âge mais mon apparence de cinquante ans serait définitive. Je n’ai pas envie d’être le point de mire de tous. Tu vois un vieux de cinquante ans assister à un match de foot entouré de spectateurs, de joueurs, un d’arbitres et des policiers tous âgés de trente-deux ans ou moins? Non je voudrais que ce soit une expérience. Je ne sais pas, une semaine, un mois pas plus. -Et d’où ça vient, 32 ans, pourquoi cet âge et pas un autre ?....
Dans les jours qui suivirent, je n’ai pas pu réfléchir calmement à tous ces sujets. Cette idée de vie intense, qui attirait tant mon grand-père, m’intriguait de plus en plus moi-aussi. J’en avais parlé à Beth, ma copine. Le sujet ne l’avait pas trop passionnée et je n’avais pas insisté. Je devais bientôt passer mes examens de savoir programmé et me concentrer là-dessus. J’avais donc rangé dans ma mémoire ma discussion avec grand-père. Provisoirement bien-sûr.
L’examen de savoir programmé, c’est un test destiné à déterminer l’aptitude de chacun à apprendre plus, dans le domaine qui l’intéresse. C’est très important pour ceux qui veulent progresser. Nous apprenons par transmission ionique. Le processus « physique » lui-même est très rapide, quelques secondes. La mémorisation est instantanée. Ce qui est compliqué pour le cerveau, paraît-il, c’est la « soudure » entre le savoir nouveau et l’acquis. Un examen est donc nécessaire pour déterminer la capacité à absorber un certain volume de savoir nouveau. C’est essentiel. S’il n’y a pas cette capacité, le savoir nouveau ne sera pas utilisé, et seulement stocké dans un coin du cerveau. Ce serait sans dommage pour la personne concernée, mais sans intérêt non plus, ni pour cette personne, ni pour la société.
J’apprécie énormément ces moments de passage à un niveau de savoir supérieur. J’en ai passé beaucoup en fait. J’aime apprendre. Le processus entier ne dure que quelques heures. Chacun choisit le domaine de connaissances qui l’intéresse. Langue étrangère, mathématiques, physique quantique, musique, ou autre.
Si on prend l’exemple des langues étrangères, il est clair qu’on ne va pas « charger » brusquement la mémoire d’un débutant avec des milliers de mots, mais seulement les mots dont la personne connaît déjà le sens dans sa langue principale. Grâce au diagnostic effectué, le vocabulaire nouveau se marie harmonieusement avec le savoir existant, et il est dosé en proportion de ce savoir existant. C’est un ordinateur quantique qui fait ça. Un ordinateur qui se met à jour tout seul en fonction de l’expérience acquise dans le monde entier. L’impression est magique !
-En plus, les gens avaient un travail structuré, d’une manière que tu n’imagines pas ! Structuré et pesant. Il fallait être présent tous les jours ou presque dans un même lieu, plusieurs heures d’affilée …et sans occupation parfois. -C’était ça les fameuses prisons ? -Non, les prisons c’était autre chose, de vraiment terrible, dit-il très sérieux. -Mais ce système de travail était quand même une horreur ! -Une horreur oui, mais dont les gens ne se rendaient pas vraiment compte, car tout le monde y était soumis. C’était une lourde contrainte pour les individus et surtout un casse-tête pour l’organisation des villes. Tu imagines, deux fois par jour, tous ces gens en mouvement dans la ville au même moment, le gâchis d’énergie, la perte de temps. Le pire est que ce système contraignant et générateur de gaspillage était peu efficace. Il y avait malgré tout un progrès régulier, mais un progrès très lent et dont la diffusion n’était pas contrôlée. -Et comment a-t-on décidé de changer tout ça ? Comment en est-on arrivé à ce que nous connaissons aujourd’hui ? -Oh là ! Ca ne s’est pas passé du jour au lendemain… A la réflexion, si quand même. Je crois que l’élément déterminant a été justement la découverte du moyen d’arrêter le vieillissement. -Tu veux dire qu’en arrêtant le vieillissement on a aussi arrêté le travail à heure fixe et à lieu fixe ? - Indirectement oui. Je vais t’expliquer ça.
Le love-cocon
La discussion s’est interrompue au moment où l’image et la voix de Beth sont venues se former dans mon esprit. Peu de personnes connaissent mon numéro de téléphone neuronal. Beth en fait évidemment partie.
Elle vient d’arriver au pied de l’habitation de grand-père et me propose de la rejoindre. C’est la première fois qu’elle vient ici, et je suis très intrigué d’en connaître la raison. Je lui dis mon accord. Grand-père n’a rien entendu de cette conversation silencieuse mais comprend néanmoins que je m’apprête à partir. Je lui explique ce qui se passe et prend congé. - L’éternel féminin est bien éternel, murmura-t-il de manière pensive. Je compris qu’il s’adressait plus à lui-même qu’à moi et me réservai de l’interroger plus tard sur ce propos énigmatique.
-Chéri, viens-vite je t’emmène dans un endroit incroyable. Beth semble très excitée et je la regarde attentivement. Elle est ravissante. Ses longs cheveux, sa robe légère, ses formes pleines. Ses yeux ! Ses yeux et sa façon de se mouvoir, c’est ce qui m’attire le plus en elle. Son regard, comment dire, affaiblit ma volonté en l’inondant de promesses de bonheur. Beth ne marche pas, ne court pas. Non, c’est plus que cela. Son corps entier se projette dans le mouvement. Son corps qui bouge a une présence formidable. Cette femme incarne pour moi le désir du moment, le désir du moment suivant, dans une spirale sans fin. Bref et pour dire les choses simplement, je suis amoureux.
Ce vers quoi Beth veut m’entraîner est un love-cocon. Un love-cocon pas comme les autres, dit-elle. Celui-là vient d’ouvrir, il est révolutionnaire. Elle a accompagné une de ses amies qui voulait en faire l’essai avec son boy-friend. Beth a donc assisté à l’essai, enfin, au début de l’essai, car elle s’est discrètement éclipsée lorsque disons, les choses sont devenues sérieuses.
Beth est donc venue me chercher pour faire l’amour en apesanteur. Je savais, sans l’avoir expérimenté, que ce genre de chose existait, mais le love-cocon en question est unique, le dernier cri du genre. Beth veut absolument vivre cette expérience avec moi.
Nous sommes conduits, en sous-vêtements, au centre d’un cubicle sans fenêtre et bizarrement trop grand. Cette impression est vite dissipée car la pièce se remplit progressivement d’une sorte de matière vaporeuse, colorée et d’une infinie douceur. Curieusement cette matière étrange qui envahit finalement tout l’espace ne nous empêche pas de respirer.
Tout à coup le système d’apesanteur se déclenche et nous sommes comme aspirés vers le centre du cubicle. Et sans transition, comme mus par une force invisible, nos corps se touchent, se caressent, s’enroulent l’un dans l’autre. Nous ne voyons plus les murs, seulement ces espèces de nuages caressants qui nous enveloppent.
Je ne sais pas d’où viennent ces forces invisibles qui nous mêlent l’un à l’autre presque malgré nous. Nos vêtements glissent peu à peu, d’eux-mêmes. Le plus incroyable est que nos corps s’accouplent naturellement, comme si un ordinateur invisible « pressentait » le désir des amants. Je sens que les nuages caressants deviennent plus résistants, plus enveloppants, offrant ainsi autant de points d’appui pour que Beth et moi puissions réellement faire l’amour. Beth enserre mon visage dans ses bras, j’enroule mes bras sur son corps. Nous avons l’impression de voguer sur une mer invisible, d’être pris dans ses vagues, de fusionner avec elles.
Lorsque nous nous reprenons conscience, Beth et moi mettons de longues minutes à réaliser ce qui s’est passé. Par une sorte de miracle, les nuages porteurs se sont retirés. Sauf un qui a pris la forme d’un fauteuil enveloppant et dans lequel nous nous trouvons, nus. Beth est lovée sur mes genoux. Elle est belle, sa peau est douce et parfumée comme après un bain aux essences rares. Une musique agréable nous enveloppe. Je crois que nous avons dormi un peu. L’ordinateur a tout prévu !
Après cet « intermède », Beth et moi n’avons pas envie de sortir mais rêvons plutôt de continuer l’ambiance cocon à la maison. Beth m’emmène chez elle et se propose de commander un repas fin. Beth habite une tour ovale à encoche. C’est le dernier cri. Son appartement, comme tous les autres occupe un étage entier. La mode qui précède était celle des tours ovales. J’habite d’ailleurs moi-même dans une tour ovale sans encoche. Il parait que nous avons besoin d’angles droits, dans notre environnement familier comme dans notre horizon plus lointain. Je ne suis pas convaincu, mais peu importe. Je dois admettre néanmoins que l’appartement de Beth est vraiment sublime. Il est vrai aussi que l’idée de voir chez soi depuis chez soi à travers les vitres de l’encoche crée une impression de profondeur inattendue.
Beth est très gourmande et s’approvisionne en conséquence en produits de la meilleure qualité, qu’elle stocke dans une pièce froide, ou plutôt que son ordinateur domotique gère seul. Elle veut me faire découvrir sa dernière trouvaille en matière gastronomique.
Après ce que nous venons de vivre, je lui fais totalement confiance. En deux minutes, elle a téléchargé sa nouvelle recette et le robot se met en route. C’est assez fascinant à observer. Les ingrédients frais et préparés à une vitesse incroyable apparaissent les uns après les autres sur un petit tapis roulant. Au fur et à mesure, Beth les dispose dans un plat devant elle, sur un autre tapis roulant parallèle au premier. De temps en temps elle ajoute une pincée de l’une des poudres disposées sur une mini étagère. Finalement lorsque son plat est complètement rempli, le deuxième tapis roulant se met en route et notre repas disparait pour la phase de cuisson. -J’ai programmé la cuisson différentielle lente, trois quart d’heure environ. C’est ma préférée pour tout car c’est elle qui donne les meilleurs résultats. Viens, en attendant, on va aller voir ma copine.
J’ai oublié ce qu’est la cuisson différentielle. C’est je crois une cuisson automatisée en fonction de la nature des aliments disposés dans le plat, mais je ne me souviens plus comment ça marche exactement. A vrai dire, la cuisine ne m’intéresse pas trop, mais j’adore la vivacité de Beth devant ce qu’elle appelle son piano, comme elle dit elle-même.
La copine de Beth habite le même immeuble et nous prenons l’ascenseur intérieur qui ouvre directement dans les appartements. Un cylindre opaque qui ressemble à une grosse colonne devient tout-à-coup transparent et une double porte s’ouvre. Quelques secondes plus tard nous débouchons dans un appartement identique ou presque à celui de Beth. Beth fait les présentations. Marjorie est aussi brune que Beth est blonde. Toutes deux sont très excitées. - Je l’ai reçu aujourd’hui ! » dit Marjorie.
Ce que Marjorie a reçu est son bébé ! Son deuxième enfant d’après ce que je comprends.
à suivre ... |
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